Il y a quelques années aux archives municipales, Paulette Laguerre avait déniché un dossier intitulé « succession Latour » puis nous l’avions oublié. Dernièrement, en faisant des recherches sur l’époque de la Révolution, nous avons redécouvert ce carton. Nous avons trié, listé, rangé avec minutie tous les documents, mettant les plans dans des pochettes papier pour les protéger.
Pochette du dossier aux archives municipales
Sur l’enveloppe du dossier nous lisons : « Papiers pour la succession Henri Latour, du Vigean déposés sans frais à la mairie d’Eysines pour l’administration provisoire en vertu d’un jugement du rapport en date du 2 juin 1888- Déposé à Eysines le 30 juillet 1888, L’administrateur, » et une signature illisible (nous n’avons pas trouvé le jugement du 2 juin 1888). A l’intérieur, nous avons trouvé la description et les plans de deux de ses inventions, des documents belges et anglais, son acte de naissance, son contrat de mariage, son testament et celui de son épouse, le certificat de baptême de son beau-père, etc… De nombreux actes notariés nous permettent de penser qu’il a eu des déboires financiers et qu’il a vécu dans de nombreux lieux en plus du Vigean.
Nous avons approfondi les recherches en consultant aux archives municipales les listes électorales, les états nominatifs et les matrices cadastrales. Aux archives départementales, nous avons relevé les actes d’état civil et les actes notariés. Nous pensons être en mesure, maintenant de vous raconter la vie étonnante de cet homme, vigeanais pendant plus de 25 années (par l’achat d’une maison).
Sa vie
Joseph Henri Latour est né à Marsan dans le Gers, le 13 novembre 1807. Jean Pierre Latour, son père est cordier à la métairie de Cabannes, sa mère se nomme Marianne Manco. Quelle est son enfance, comment arrive-t-il à Bordeaux ? Nous l’ignorons.
Le 21 avril 1846, à Bordeaux, Joseph Henri LATOUR, 38 ans, charron, demeurant 57 rue de Sauteyron (Bordeaux) se marie avec Anne CAUDERAN,31 ans, sans profession demeurant chez ses parents à Bruges.
A cette époque, son père est décédé et sa mère, laveuse, demeure au Bousquet dans la commune de Auch (Gers).
Anne Caudéran, son épouse, est née à Bruges le 24 mai 1814, elle est la fille de Jean Caudéran vigneron et de Marie Richet, habitants de Bruges et présents au mariage.
Le 31 janvier 1853, Mme Anne Caudéran et M Joseph Henri Latour déposent chacun un testament qui institue pour légataire universel le conjoint. Ils habitent à ce moment-là 33 rue Tronqueyre à Bordeaux.
Le père d’Anne Latour décède à Bruges vers 1858 et sa mère le 12 février 1862 à Eysines. Anne est leur seule enfant, elle devient donc leur légataire universelle.
Anne Caudéran décède à Eysines le 22 février 1870. Henri Latour se retrouve donc seul pour de longues années. Il reste à Eysines jusqu’en 1883, puis part à Bordeaux en 1885 chez Mme Blondé, 47 rue Mouneyra. En 1886, M Brupaut, courtier qui semble subvenir à ses besoins après lui avoir acheté une machine, fait une lettre de demande pour qu’il soit accepté à l’hospice de vieillards ainsi « ce sera bientôt la fin de vos souffrances dehors » lui écrit-il.
Nous avons lu son acte de décès survenu le 4 novembre 1887 à Bordeaux, il a alors 80 ans : « le 5 novembre 1887, Louis Hubert 58 ans et André Raou 28 ans, employés chemin de Canolle à Bordeaux, déclarent le décès de Henri Latour survenu la veille au soir au chemin de Canolle ». L’hospice du domaine de Canolle est construit vers 1873, le nouvel hôpital Pellegrin suivra quelques années plus tard.
Les trois lettres de M Brupaut de 1885 à 1886
Sa maison du Vigean : En 1853, d’après un acte notarié, M Latour achète une propriété au Vigean. Cette propriété serait située aujourd’hui à l’angle de l’avenue de Picot et de l’avenue du Médoc. Elle est décrite ainsi : « Une propriété sise au bourg du Vigean, composée d’une maison, d’une grande allée parallèle et d’un jardin attenant avec un puits voisin de l’allée et au levant de celle-ci et des lieux d’aisance à l’extrémité midi de l’allée. Ladite maison comprenant une chambre en façade sur la route du Médoc, une cuisine à la suite et au midi de cette chambre et toujours à la suite deux chambres, une décharge, un chai et enfin à l’extrémité midi de la maison une remise ». Sur les matrices cadastrales, la maison a une surface de 1,05 ares et le jardin 9,60 ares. Le 14 février 1854, Monsieur Henri Latour fait une demande pour « reconstruire et prolonger la façade de sa maison située sur la commune d'Eysines, sur le côté gauche de la route départementale N° 14 ». Toujours d’après les matrices cadastrales, c’est chose faite en 1857 puisqu’il est imposé sur une maison « augmentée » avec 1 porte cochère et 11 fenêtres.
Les deux maisons de M. Latour : Le cadastre de la maison du Vigean et la photo de celle de la rue Naujac. La maison du Vigean a été détruite avant 1937 et celle de la rue Naujac a été reconstruite fin XIXème début XXème siècle…
L’achat de cette propriété ne fut pas simple car M Latour semble avoir alors de grosses dettes. En 1857, il est même assigné devant le tribunal de Bordeaux et doit payer à Mme X, dont il est débiteur,30 000 francs, à titre de provisions avec intérêts, malgré sa démarche du 23 janvier 1856 de faire appel du jugement. Ce sont donc les parents de son épouse qui le sortent de ce mauvais pas en achetant sa maison rue de Naujac ainsi que la maison du Vigean. Le même jour chez le même notaire, pour combler le reste des dettes, Henri Latour et son épouse empruntent à un particulier « la somme de 15 500 francs, à rembourser dans les 6 mois avec intérêts à 5% l’an. »
Le 3 juillet 1877, Henri Latour vend à « M. Valery Sylvain Numa Moreau, commis négociant et Mme Anne Mercier appelée Suzanne en famille, son épouse, demeurant ensemble 16 rue du Couvent à Bordeaux, une propriété sise au bourg du Vigean, composée d’une maison, d’une grande allée parallèle et d’un jardin attenant avec un puits voisin de l’allée et au levant de celle-ci et des lieux d’aisance à l’extrémité midi de l’allée….Le vendeur se réserve sa vie durant pour lui personnellement la jouissance……de la 2ème chambre de la maison à partir de la cuisine et au midi de celle-ci une cuisine établie, au midi de la chambre d’une décharge de 2,50 m de largeur….. de la partie de l’allée longeant la maison…des lieus d’aisance qui seront communs…une partie du jardin vendu qui sera limité….Le vendeur n’aura d’issue que par le chemin d’Eysines par une porte…. »
Vers 1893, M Moreau vend à M. Etienne Marsadié, gendre Triat, et vers 1929, cette propriété est à son gendre M. Pierre Baron. Sur le cadastre de 1937, l’ancienne propriété de M Latour figure sans maison, celle-ci a donc été démolie.
Ses autres lieux de résidence : D’après les documents, Henry Latour a d’autres adresses que celle du Vigean. Outre ses adresses à Paris, sans doute lorsqu’il y est pour les démarches de ses brevets divers, nous avons essayé de retrouver les maisons où il vécut :
En 1846, 57 rue Sauteyron (rue au sud du cours Aristide Briand et qui rejoint la place de la Victoire)
En 1853, 33 rue Tronqueyre (actuellement rue Rodrigues Pereire, rue derrière St Seurin)
En 1856, 22 rue Naujac (quartier du Palais Galien, maison lui appartenant)
De 1856 à 1883, au Vigean, à Eysines.
De 1884 à 1886 environ, 47 rue Mouneyra, chez Mme Blondé (quartier de l’hôpital St André)
De 1886 à 1887 à l’hospice de Canolle où il décède.
Ses professions :
Dans les documents, il est fait mention de diverses professions :
En 1837, chirurgien-pédicure
En 1846, charron puis marchand
De 1856 à 1861, marchand de vin
Ses inventions
Joseph Henri Latour dépose dans plusieurs pays les brevets de ses découvertes : France, Angleterre, Belgique et peut-être ailleurs …
Recette de l’onguent, photo du manuscrit de M. Latour et le brevet belge pour cet onguent
- Le 23 novembre 1846, il acquiert en France et pour 15 ans, un brevet pour un onguent. Le 12 novembre 1851, il fait une demande en vue d’obtenir en Belgique un brevet d’importation de 10 années pour cet onguent. Et le 8 avril 1852, il obtient de Bruxelles « le droit de confectionner et de vendre exclusivement dans tout le royaume pendant toute la durée du brevet ou de faire confectionner et vendre par d’autres qu’il y autoriserait ». Henry Latour appelle cet onguent le « Tapique », qu’il décrit comme servant « à faire disparaître les cors aux pieds, ou tous autres corps durs ». Nous avons même retrouvé sa composition que nous reproduisons ci-dessous telle qu’il l’a écrite :
« Trois quarts de galipou, un quart de suif de première qualité, un vingtième d’huile de loches rouges ramassées au printemps dans les jardins (mettre une forte quantité de loches rouges dans un vase neuf en terre, jetez dessus un peu de sucre de première qualité qui hâte la mort des loches, les fait réduire et donne une huile), un vingtième d’essence de térébenthine, un vingtième de noir d’ivoire- Mettre le galipou et le suif ensemble sur un feu doux. Dans une terrine bien vernissée, quand elle commencera à frémir versez l’huile de loches et celui de térébenthine peu à peu remuant avec une spatule de bois. Continuez pendant ¾ heure ou 1 heure de temps. Mettez le noir d’ivoire en poudre délié peu à peu en remuant toujours. Quand l’onguent commencera à devenir de couleur et qu’il vienne de couleur noirâtre. Otez alors la terrine de dessus le feu et la couvrir pour conserver la force de l’onguent. Lorsque qu’il est froid vous en ferez des rouleaux, ou dans des petits pots couverts ».
Photos extraites du brevet anglais de M. Latour de 1851
- Le 6 novembre 1857, un courrier du ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics est adressé à Monsieur Henri Latour propriétaire au Vigean commune d'Eysines, un autre suit le 15 juin 1858. Et le 15 septembre 1858 il dépose en France un brevet pour une machine à déchiqueter, carder et filer, machine qui réduisait les vieux cordages ainsi que tous les textiles et plantes filamenteuses, pour la fabrique du papier. Le 27 septembre 1866, le brevet anglais est délivré à Henri Latour pour l’exploitation commerciale de la machine à carder et déchiqueter sur le territoire britannique.
Machine à déchiqueter et filer les cordages : Contrat et tarif de sa fabrication
- Le 3 avril 1867, M. Latour dépose un brevet au ministère de l’Agriculture, du commerce et des travaux publics, pour un nouveau procédé de colmatage des navires, de cordages goudronnés employés par la marine, et des déchets pour les papeteries (papier emballage) Cette machine a été montrée à l’Exposition agricole de Billancourt. Le 10 janvier 1868, un marché est passé entre le port de Toulon, le ministère de la Marine et Monsieur Berthier, constructeur mécanicien à Paris, pour la fourniture d'une machine à déchiqueter les cordages, système Latour. Le 22 janvier 1874, une convention est signée entre le baron Baillot Amédée propriétaire demeurant à Paris 22 rue du 4 septembre et Monsieur Latour Henri inventeur de la machine à déchiqueter, carder et filer demeurant à Paris 15 rue du Bouloi. Il s’agit d’une promesse de vente pour la somme de 100 000 francs plus une rente viagère de 12 000 francs garantie par une compagnie française d’assurance sur son invention de la machine à déchiqueter, brevetée par lui en France, Angleterre, Belgique, Italie et aux Etats Unis. Le 22 juin 1878, un autre marché est passé entre M. Lacour et le ministre de la marine.
- Il dépose d’autres brevets pour : le blanchissage du linge de toute nature / une machine à moissonner, capable de faire les gerbes d’une manière automatique / une gerbeuse ramasseuse ou machine à ramasser et lier les gerbes de céréales / une botteleuse ou machine à lier les gerbes de céréales et à botteler le foin ou la paille.
Nous avons consulté le site de l’Institut National de la Propriété Industrielle*. Dans la liste des brevets français du XIXème siècle, nous avons retrouvé 3 de ses brevets d’invention pour 15 années :
- Celui du 15 septembre 1858 : « Système complet d’étoupes pour le calfatage des navires » - cote du dossier :1BB38004 – n° du dépôt : 38004
- Celui du 17 août 1863 : « Machine à déchiqueter, carder et filer le cordage ou toute autre matière filamenteuse propre au calfatage des navires » – cote du dossier : 1BB59617 – n° du dépôt : 59617
- Celui du 3 avril 1867 (et ses 3 additions des 13 et 15 mai 1868 et du 8 août 1872) : « Machine à déchiqueter, carder et machine à filer les vieux cordages comme neufs ou toute autre matière filamenteuse propre au calfatage des navires » – cote du dossier : 1BB76648 – n° du dépôt : 76648
*http://bases-brevets19e.inpi.fr : les brevets de 1791 à 1871, uniquement y sont listés
Recherches pour botteleuse : les brevets existants et les manuscrits de travail
Conclusion
Après examen de ce dossier, il nous semble donc incontestable d’affirmer que Joseph Henri Latour, autodidacte, fut un brillant inventeur dans tous les domaines. Ses travaux sont des plus sérieux : ainsi avant de déposer son brevet pour sa botteleuse il demande, en 1878, un inventaire des brevets existants à M Denezeau ingénieur à Paris. Il n’hésite pas à se rendre régulièrement à Paris pour entreprendre ses démarches mais aussi à parcourir l’Europe, ce qui ne doit pas être simple au milieu du XIXème siècle. Cependant il nous apparait cependant totalement incapable de gérer ses finances. A partir de 1830, Il est assigné au tribunal de très nombreuses fois ne pouvant combler ses dettes. Ses beaux-parents sont adjudicataires de ses maisons, celle du Vigean et de la rue Naujac, lors de l’audition des criées du tribunal en 1856. En 1881, malgré la vente de sa maison en viager il dépose par trois fois des objets au Mont de Piété. Enfin, il décède en 1887, à l’hospice sans doute dans le plus grand dénuement.
Marie-Hélène Guillemet, Dany Lagnès, Paulette Laguerre, Michel Legros, Elisabeth Roux.