Lorsque nous avons relevé les dossiers Voirie (n° 1 O1 et 1 O2) aux archives municipales, nous avons trouvé huit exemples de « contraventions » dressées à des propriétaires de charrettes. Ces documents ont retenu notre attention et provoqué notre amusement. Mais nous nous sommes aussi souvenues que dans « La petite Gironde » nous avions lu des articles, souvent plus dramatiques, relatant des accidents de charrettes. Nous avons voulu réunir ici tous ces témoignages.
Cependant, avant d’aller plus loin, il serait utile de préciser que sous le nom de charrettes se cachent des véhicules différents selon leurs fabricants (ainsi, le charron du Taillan faisait une « grosse charrette » qui n’était pas tout à fait semblable à celle fabriquée par Guinet-Soucadauch au Vigean) et leur utilisation. Il y avait des charrettes « légères » destinées à la promenade (appelées aussi carrioles) et d’autres destinées au travail. Les jardiniers possédaient le plus souvent une « grosse charrette » pour aller chercher le fumier, un tombereau pour des transports lourds, une jardinière pour amener les légumes au marché. Les artisans et les commerçants avaient une(ou des) charrette(s) adaptées à leurs besoins : voici, pour exemple, les charrettes de la boulangerie Dubourdieu du Vigean qui permettaient aux porteuses de pain de livrer leurs clients.
Les charrettes de livraisons devant la boulangerie Dubourdieu (Détail d’une carte « Collection privée de la ville d’Eysines »)
1/Contraventions dressées par le service de la voirie pour les charrettes
(Archives municipales dossier Voirie n° 1O1 de 1835 à 1889)
Nous n’avons trouvé que huit exemples de verbalisations émanant du service des Ponts et Chaussées, entre 1847 et 1850.
Pour chacun de ces cas, « le service des Ponts et Chaussées du département de la Gironde, arrondissement de M. Chambrelent, Ingénieur Ordinaire, émet un Procès-verbal de contravention ou délit de grande voirie ».
Ces documents font état de trois sortes d’infractions, qui peuvent être cumulables :
1/ Charrettes arrêtées sur le chemin
Le 15 mai 1847, M Martin est verbalisé : « sur la route départementale n° 7, avons aperçu, stationné sur le milieu de la chaussée, une charrette chargée de fumier sans conducteur…le sieur Martin fils, comme nous allions prendre le nom sur la plaque, nous apercevant, il nous dit qu’il allait continuer sa route et se mettre à la tête de son cheval, avons fait observer que la chaussée d’une route doit toujours être libre pour la circulation et que de laisser ainsi la charrette serait compromettre cette circulation. »
Le 16 octobre 1847, M. Jean Dugrava est verbalisé : « sur la route départementale n° 7, de Bordeaux à Saint-Médard, avons aperçu sur la chaussée, une petite charrette attelée d’un cheval, arrêtée sur la route, qui occupait la moitié de la chaussée et son conducteur en était éloigné ; le sieur Jean Dugrava étant éloigné de sa charrette n’a pas répondu aux interpellations que nous avons pu lui faire, et avons fait observer qu’aucun charretier ou voiturier n’a le droit d’interrompre la circulation en laissant stationner leur charrette sur la chaussée de la grande voirie, qu’il peut arriver de graves accidents et surtout dans une traversée aussi fréquentée que cette rue».
Une charrette légère devant la Poste (Détail d’une carte « Collection privée de la ville d’Eysines »)
2/ Charrettes sans plaques métalliques
Une plaque de métal doit obligatoirement être apposée sur la charrette. Elle doit être propre pour être lisible. En cas d’infraction, l’amende est à chaque fois de 25 francs, payée par le propriétaire de la charrette.
Voici quatre exemples :
Le 16 mai 1845, le domestique du sieur Malineau, sur la route départementale n° 14, conduisait deux tombereaux chargés de pierres, l’un attelé d’1 cheval et l’autre de 2, qui circulaient sans être munis de plaque.
Le 18 juillet 1845, le domestique du sieur Lalumière , sur la route départementale n° 14, conduisait une charrette attelée à 3 chevaux et chargée de chaux sans avoir à son brancard de plaque de métal.
Le 13 janvier 1846, dame Marguerite, femme Ducourt, sur la route départementale n° 18, conduisant une charrette attelée d’1 cheval et chargée de bidons à vendre du lait, avait une mauvaise plaque, son mari propriétaire paiera l’amende de 25 francs.
Le 22 août 1846, le domestique du sieur Duchamp meunier, sur la route départementale de Bordeaux à Castelnau, conduisait une charrette attelée de 2 chevaux et chargée de sacs de farine qui circulait sur la route sans être munie de plaque.
Une grosse charrette place du 4 septembre (Détail d’une carte « Collection privée de la ville d’Eysines »)
3/ Charrettes surchargées
En 1850, nous découvrons dans trois extraits des registres des délibérations du Conseil de Préfecture que les patrons de trois domestiques conduisant des voitures trop lourdement chargées de fumier ou de sacs de blé sont condamnés chacun à 16 francs d’amende.
Ainsi, le 16 juin 1850 : « le domestique du sieur Duchamp, meunier, rencontré sur la route départementale n° 14 de Bordeaux au Verdon, conduisait une charrette attelée de 4 chevaux, chargée d’une grande quantité de sacs de blé, laquelle par la dimension de son chargement et par les efforts que faisait l’attelage pour la trainer, devait présenter une surcharge considérable, que néanmoins invité à s’arrêter , le conducteur s’y est refusé et s’est mis à frapper ses chevaux pour se soustraire à la vérification dudit agent des Ponts et Chaussées…..50 sacs de froment , à raison de 80 kg par sac, en plus du poids de la charrette donnent un poids total de 5 200 kilos… »
4/ Le charretier de M Lemotheux cumule deux infractions
*Nota : M. Lemotheux possède à Eysines plusieurs grandes propriétés, entre autres Bois Grammont et les terrains dénommés « La Fontaine » à Cantinolle.
M. Tressel remplit l’imprimé prévu à cet effet par les Ponts et Chaussées :
« Le 28 février 1850 à 9 heures et demi du matin,
Nous V. Tressel, conducteur des Ponts et Chaussées, dûment assermenté, étant à passer sur la route départementale n° 14 de Bordeaux au Verdon, avons rencontré dans la traversée de la commune du Bouscat, une voiture chargée de fumier, attelée de 2 chevaux, circulant sur ladite route, abandonnée de son conducteur qui se trouvait dans un champ voisin à 100 m environ de ladite voiture.
Après avoir reconnu par la plaque de cette charrette que le délit ou contravention est du fait du domestique du sieur Lemotheux, propriétaire demeurant à Eysines,
Lequel conducteur étant arrivé pendant que nous cherchions la plaque de sa charrette qui était cachée par le fumier dont la charrette était chargée n’a répondu à toutes nos questions qu’en nous adressant à nous-mêmes la question : pourquoi ?
A quoi nous devons faire observer que la route départementale n° 14 étant tous les jours parcourue sur ce point par un nombre considérable de charrettes, il aurait pu arriver facilement un accident par suite de la négligence du charretier et qu’on ne saurait en conséquence user de trop de sévérité envers ceux qui abandonnent ainsi leurs chevaux.
En conséquence, avons dressé le présent procès-verbal, à l’effet de faire prononcer par l’autorité compétente contre ledit sieur Lemotheux, conformément aux lois et règlements… »
Dans la Grand’Rue : une charrette « jardinière » devant chez Patou et une « légère » (Pour la « légère » : détail d’une carte « Collection privée de la ville d’Eysines »)
2/Articles extraits de « La Petite Gironde »
Emmanuel Durand, né en 1858, est pharmacien au Bourg d’Eysines de 1883 à 1912. Il est aussi « publiciste » c’est-à-dire correspondant de la Petite Gironde pour Eysines. Il se dit « correspondant littéraire d’Eysines ».
Connaissance d’Eysines a la chance de posséder un très joli cahier où sont rassemblés les articles de presse concernant Eysines de 1888 à 1896. Ce cahier a été réalisé par Emmanuel Durand lui-même car il y a ses annotations manuscrites, parfois signées.
Le premier article concernant une charrette est daté du mercredi 5 novembre 1890. Malheureusement l’accident coûte la vie à un enfant de six ans et demi : « Louis Aumailley 6 ans et demi est tombé de la charrette, la roue lui est passée dessus, il est décédé ». L’enfant est le fils d’un maraîcher ; le médecin appelé est M. Louis Bouché de Vitray, docteur en médecine à Eysines. Le vendredi 7 novembre, E. Durand signale les obsèques du petit Louis Aumailley à l’église Saint Martin.
Ce même jour, un autre accident, heureusement sans gravité, est signalé : « A Lescombes, à une bifurcation, deux chevaux emportés arrivant à fond de train ont percuté l’attelage de M Biot père, boulanger ; sa voiture a été projetée contre le mur de la bâtisse de M Guinet : la voiture est complètement démolie ! M Biot a été soigné par M Landeau , médecin , mais des jours de repos seront nécessaires. Les 2 chevaux appartiendraient à M Fabre de Rieunègre, avocat et propriétaire à La Forêt, un cheval serait hors service. » Deux jours plus tard, des précisions sont données sur cet accident : « Ce sont bien les chevaux de M Fabre de Rieunègre qui ont provoqué l’accident de M Biot (qui se remet) ; les chevaux ont provoqué d’autres frayeurs : M Rey dit Rapette a eu la main écorchée lors du choc entre les 2 chevaux et sa charrette de foin , et M Fourton n’a pas été déstabilisé sur sa lourde charrette de fumier !Le procès-verbal de l’accident a été dressé par Aladin Miqueau , maire. »
*Nota : M. Pierre Léon Fabre de Rieunègre est propriétaire de Bois-Grammont, il est aussi le gendre de M Lemotheux cité dans le premier paragraphe. M. Pierre Emile Landeau est officier de santé à Eysines de 1859 à 1901.
Place du 4 septembre lors d’une fête et place de la mairie (Détails de 2 cartes « Collection privée de la ville d’Eysines »)
Le dimanche 22 février 1891 vers 10 h, Mme Mathieu Massie, jardinière, revenant du marché des Récollets à Bordeaux, a abandonné sa charrette quelques temps pour payer quelques ventes et a retrouvé au milieu de ses paniers de légumes un petit panier de volailles et d’oiseaux. N’ayant pas trouvé le propriétaire, elle fait savoir qu’elle tient à disposition le panier !
Le samedi 16 janvier 1892, à 10 h du matin, un terrible accident est à nouveau rapporté : « Un triste accident est arrivé à 10 heures du matin, derrière la propriété du sieur Henri Barrière, dans le petit chemin qui va du Vigean à Eysines.
Un garçon d’une vingtaine d’année, Alfred Faget , est tombé de sa charrette si malheureusement que les roues du véhicule lui ont passé sur la jambe droite et la lui ont broyée. Il a été relevé et transporté chez ses parents par le nommé Baron.
Pendant ce temps-là, librement, le cheval de Faget continuait sa route sans conducteur et, quelques minutes après, versait devant le domicile du garde-champêtre.
Le blessé, après un double examen médical a été jugé si dangereusement atteint et son état a été considéré tellement grave (artère coupée et jambe brisée), que son transfert à l’hôpital Saint-André, où il a été admis d’urgence dans l’après-midi, a été immédiatement ordonné. »
Le mardi 2 mai 1893, l’article de la Petite Gironde relate avec humour deux accidents de charrette : « Depuis quelques temps, à Eysines, nous étions en grève…d’accidents et personne ne s’en plaignait. Hier la série a recommencé par deux accidents de charrettes, peu sérieux heureusement. Le premier a eu lieu sur la route du Taillan ; le second près de l’église paroissiale. Mais dans aucun on n’a eu à constater de fracture. Tout s’est borné à des simples foulures, avec quelques bosses au front. En somme, beaucoup plus de peur que de mal. »
Le samedi 6 juillet 1894, E. Durand raconte : « Ce matin une jardinière, revenant de Bordeaux, est tombée de sa charrette et s’est luxé le bras gauche. Son état est sans gravité. »
3/Délibération du Conseil Municipal
Le 15 novembre 1896 le Conseil municipal délibère sur plusieurs sujets, dont un concernant l’impôt sur les voitures :
« Le Maire fait part au Conseil des protestations de plusieurs contribuables de la commune au sujet de la nouvelle taxe appliquée sur les charrettes suspendues.
Le conseil reconnait que cette taxe appliquée en vertu de la loi du 17 juillet 1895, n’est pas applicable dans l’espèce.
En effet la loi dit : « La contribution est due par les possesseurs de voitures suspendues, attelées ou non, destinées au transport des personnes. »
Plus loin elle ajoute « ces éléments ne sont passible que de la demi-taxe, lorsqu’ils sont habituellement employés pour le service dans l’agriculture ou d’une profession donnant lieu à l’application du droit de patente » mais ce deuxième alinéa n’exclut pas ces mots « destinés au transport de personnes. »
Il suffit de lire le texte de la loi avec impartialité pour se pénétrer de l’esprit des législateurs qui au moment de la crise agricole que nous traversons, n’ont pas voulu frapper les charrettes agricoles, suspendues ou non, servant au transport des légumes et de l’engrais.
Le Conseil demande le dégrèvement de la taxe. »
Toute histoire a une fin, celle des charrettes se devine sur cette carte postale de La Forêt, datant peut-être des années 30-40, qui nous montre la cohabitation de trois modes de circulation : tramway, charrette et camion ! Et pourtant, si aujourd’hui les charrettes ont disparu depuis de longues années, les contraventions pour mauvais stationnement, défaut de plaque d’immatriculation ou surcharge de véhicules existent toujours, comme les taxes. Les accidents font eux aussi partie du quotidien, mais on ne tombe pas de sa voiture…
Marie Hélène Guillemet et Elisabeth Roux